Introduction
Mon
propos va dans ce sens. Je vais développer l'idée que ma personne
est peut être constituée d'éléments qui me sont propres mais
surtout d'autres que je partagent avec ceux qui m'entourent, que ces
échanges se passent dans des endroits où nous n'avons pas
l'habitude d'aller jeter un œil. Lorsque j'y porte mon attention, je
ne peux plus voir aussi clairement ce qui est moi et ce qui est toi.
Révélant par là-même le contour de ma personne comme quelque
chose de bien plus flou que je ne l'imaginait, perméable et en
perpétuel relation.
Et
ce voyage, je vous propose de le faire avec moi à l'endroit où je
suis aller de surprise en surprise, c'est-à-dire au milieu des
tout-jeunes enfants.
« Ils se transforment à volonté :
court, long, carré, mince, gros ou rond. »
ça commence tout petit
Le premier événement sur lequel je voudrais me pencher c’est celui qui est en jeu en ce moment : j’écris avec un crayon. Lorsque je promène ce crayon sur le papier, mon attention est portée sur les mots que je veux transmettre. Et soudain, je m’étonne. Une petite révolution s’opère en moi : mon attention glisse sur autre chose.
Lorsque la tentation est trop grande d’écrire encore un dernier mot sur ma page, pour terminer mon idée avant de la tourner, je serre mes lettres pour glisser ce mot dans le coin.
Je ne souhaite pas me pencher sur l’acte d’écrire ici. J’ai porté mon attention sur ce que je sens lorsque le crayon que je tiens n’a plus sa pointe sur la feuille mais a glissé sur la table en dehors de la page.
Au-delà de ce que je vois, avec bien plus de précision, j’ai senti que je débordais et que je m’apprêtais à finir mon « dernier mot » sur la table elle-même.
Je sais que cela paraît idiot. Que vous allez me dire : « mais où veut-il en venir ? »
Mais ce petit quelque chose ajouté à beaucoup d’autres a modifié ma manière de voir les choses. Et je vais tenter de vous amener à le comprendre.
Quand je tiens mon crayon, je suis donc capable de sentir l’épaisseur de ma feuille de papier (pourtant bien fine), d’en sentir la texture ainsi que de sentir la texture de la table. Et pourtant, je n’ai délégué aucune faculté à ce crayon. Je suis donc capable sans y être attentif de sentir qu’il est temps de tourner la page.
Une part de moi-même, qui n’a pas l’air consciente, se charge d’avancer le long du crayon pour aller sentir au bout ce qui s’y passe; une sorte d’agrandissement de la scène.
Je suis capable sans effort de sentir à la pointe du crayon. Lorsqu'il se balade à la surface de la feuille, j'ai allongé ma limite de sensation: je me suis prolongé; en un sens, je me suis agrandi.
Pour nous tous, c'est un fait évident, qui va de soi, qui ne demande aucun effort, qui se fait tout seul.
C'est ce que je vais garder en tête pour la suite du livre.
Je laisse le crayon de côté pour le moment.
Mon second fils a récemment appris à rouler à vélo à deux roues. Ce fut l'occasion pour moi de me replonger sur les éléments à mettre en évidence pour franchir cette étape. Transformer un mouvement haut/bas en un mouvement circulaire, cela ne va pas de soi. Ce jeu de l'équilibre n'est pas aisé mais beaucoup d'entre nous ont réussi à le franchir. Une fois acquis, il devient automatique et ne demande plus de concentration. Au point de nous faire dire que « rouler à vélo, cela ne s'oublie pas! »
Pour mon fils, acquérir cette faculté, c'est quitter la stabilité de ce qu'il connaît pour un engin qui ne tient pas en équilibre. C'est donc chercher son équilibre sur quelque chose qui n'en a pas. Faire la somme de deux déséquilibres pour la trouver. C'est tenter de faire un avec le vélo pour se faciliter la recherche.
Il utilise cinq points d'appui pour faire corps avec sa bicyclette. Il tente de garder deux points de contact avec le sol à travers deux pneus.
Il y a quelque chose de lui qui accepte de descendre dans le vélo. Au point que, une fois le processus acquis, il devient capable de sentir le sol en dessous des pneus. Dès lors, il peut sentir sans l'avoir vu, s'il a roulé sur un caillou et même dire sa taille et sa forme avec autant de précision que s'il avait marché dessus.
À partir de ce moment, il suffit que j'enfourche ma bicyclette pour que sans effort de concentration, de manière automatique, mon équilibre et mes sensations s'en trouvent agrandis.
Pouvoir sentir sous les roues, cela veut dire que j'ai prolongé mes mains, mes pieds et ma colonne vertébrale dans le vélo, jusqu'à la minuscule zone de contact des pneus avec la route. Cette dernière change continuellement. Et si je veux, par la force de ma volonté, me concentrer sur ce point de contact qui bouge, cela me semble une tâche épuisante et insurmontable. C'est pourtant ce que mon fils arrive à faire maintenant sans le moindre travail.
Ma révolution gagne du terrain, elle me transforme petit à petit, elle m'amène à regarder là où je ne regardais pas. Des éléments, même pas cachés, apparaissent...
Je suis capable de me plonger dans des objets pour pouvoir sentir, toucher, apprécier les éléments qui nous entourent. Sans effort, je reçois et analyse de manière inconsciente (sans mettre en place mon attention) des informations multidirectionnelles qui seraient impossibles d'aller chercher avec un effort énorme de concentration.
Ce qui me semble surprenant, ce n'est pas que d'utiliser des objets va me permettre d'aller plus vite. C'est qu'en utilisant des objets, je peux choisir de maintenir le contact avec le monde extérieur à travers eux jusqu'à ce que je quitte l'objet.
C'est en résumé que je puisse agrandir la limite de mon corps en utilisant des objets, en toute simplicité.
Je voudrais mettre en évidence une autre expérience, vécue par tous, pour permettre d'avancer un peu.
Utiliser la voiture, vous vous en doutez, ne va pas fondamentalement changer l'idée que je développe. S'asseoir au volant de ma voiture, c'est un peu comme s'asseoir sur son vélo. Dès l'instant où je m'installe, quelque chose en moi s'agrandit et va s'installer en périphérie de la voiture: sur la carrosserie et les pneus. Les informations que je reçois vont augmenter ma finesse de conduite et vont accompagner mes mouvements et mes choix.
Si je dois traverser un passage étroit, ce sont ces informations qui vont me permettre d'avancer. C’est-à-dire que je connais l'espace que je prends (« je » regroupe ici la voiture et moi). Et en regardant le passage devant moi, je n'ai pas besoin de sortir de la voiture et de mesurer sa largeur, ni même de connaître les dimensions exactes de ma voiture. Je vais franchir le passage étroit en me basant sur la sensation de la place que j'occupe une fois dilater dans la voiture.
Cette capacité de dilatation n'est pas infaillible. De par la différence énorme de taille entre le véhicule et moi-même, l'imprécision peut se faire sentir. Cela peut laisser des traces sur la voiture; des traces que je ressens comme une agression sur la peau (une sensation vraiment physique). Il y a donc rapprochement entre :
les sensations du toucher avec ma peau
les sensations du toucher avec ce grand emballage.
Grâce à cette faculté, je peux changer de véhicule et me comporter normalement sur la route. Je peux aussi changer de pays et rouler du côté gauche de la route en Angleterre. Je m'adapte à la situation, ma dilatation s'ajuste.
Concernant la hauteur du véhicule, je me suis déjà surpris à m'abaisser dans ma voiture alors que je passais sous un pont à peine plus haut que celle-ci. Je ne pouvais pas m'empêcher d'imaginer que mon auto allait se tasser lorsque je faisais ce geste. (Un peu comme dans un dessin animé: la voiture peut rétrécir pour franchir un obstacle et reprendre sa taille une fois l'obstacle franchi). Même si je me sens idiot de faire ce geste, il peut m'informer de ce qui est en jeu.
Il s'agit donc d'un phénomène élastique. Je suis autant capable d'agrandir que de rétrécir cette « peau de sensations ». En plus, je peux dissocier le fait de m’agrandir dans un objet du simple fait de le toucher. Je peux modifier « ma taille » en cours de route et elle n'est pas uniquement liée à la taille de l'objet. Je peux donc, comme sous le pont, retourner à l'intérieur de moi pour ensuite m’agrandir à nouveau.
I l me paraît clair maintenant que ces scènes de dessins animés (si nombreuses) ont toujours eu un certain écho chez nous. C'est ce qui nous les a rendues si « normales ».
De tout ceci, j'en tire trois principes:
s’agrandir, se rétrécir est invisible: personne d'autre ne peut le voir avec ses yeux;
s’agrandir, se rétrécir est inconscient: je peux toutefois en prendre conscience en y portant mon attention;
s’agrandir, se rétrécir est sans effort.
Certaines personnes peuvent sentir leurs perceptions se modifier lors de l'endormissement. Elles se sentent petit à petit prendre de plus en plus d'espace. Elles s'agrandissent. Dans certains cas, elles se sont dilatées au point de pouvoir se voir elles-mêmes occupées à s'endormir.
Ce système de perception qui se modifie est raconté dans de nombreux cas de comas.
Dans la partie « tenter d'éclairer les phénomènes », je développerai le lien avec le coma qui semble plus complexe.